HLP - Former les élèves à l'écriture de l'essai - Lettres - Académie de Normandie

HLP - Former les élèves à l’écriture de l’essai

Le PRAF 2022-2023 a permis de déployer une journée de formation consacrée à l’essai sur l’ensemble des cinq départements de l’académie de Normandie. Les inspections de lettres et de philosophie en remercient tous les participants pour la vivacité et la richesse des échanges, dont cet article propose une synthèse.

- Format PDF Enregistrer au format PDF

 L’essai : une forme à la mesure de l’objet à enseigner

Pour mieux saisir le sens du choix de la forme-essai pour l’enseignement de la spécialité « Humanités, Littérature et Philosophie », il peut être utile de revenir au texte de présentation de son objet.

« Réunissant des disciplines à la fois différentes et fortement liées, il propose aux élèves une approche nouvelle de grandes questions de la culture et une initiation à une réflexion personnelle sur ces questions nourrie par la rencontre et la fréquentation d’œuvres d’intérêt majeur. Il développe l’ensemble des compétences relatives à la lecture, à l’interprétation des œuvres et des textes, à l’expression et à l’analyse de problèmes et d’objets complexes ».

Ces différents aspects peuvent permettre d’éclaircir la nature de l’essai et ses finalités.

 Un art de lire et l’occasion de faire l’essai de son jugement

L’essai est une forme nouvelle lorsque Montaigne l’invente. Il la choisit comme une alternative à la forme du « traité » et à l’usage de la « dialectique », c’est-à-dire à la division traditionnelle des objets d’étude sous forme de « questions » dont la résolution repose sur l’examen d’arguments opposés et leur résolution. Notre « dissertation » en est issue. L’essai n’est donc pas la dissertation. A la rigueur, il est le genre dont la dissertation serait l’espèce dans le cas où il est possible de « faire le tour » d’une question et d’espérer pouvoir ainsi la résoudre.

Le premier sens de l’essai est donc celui de mise à l’épreuve, d’une pesée, vérification d’une hypothèse, notamment par expérimentation. [1]
Ce sens peut être étendu à l’idée d’un jugement qu’il s’agira de mettre à l’essai. « Aux essais que je fais ici, j’emploie toutes sortes d’occasion », écrit Montaigne. La question posée aux élèves est inséparable de la lecture d’un texte qui lui est associée. C’est donc un travail d’herméneutique et un effort d’interprétation, une mise en œuvre d’une culture qui débouche sur un « exercice d’argumentation ordonnée ».

 Une prise de conscience de moments de rupture et l’exploration d’objets complexes

L’essai, d’autre part, est une forme ouverte car l’objet qu’elle étudie est par nature destiné à rester indéterminé, comme le montrent les thèmes proposés pour HLP : « Les pouvoirs de la parole », « Les représentations du monde, « La recherche de soi », « L’humanité en question ». Ces thématiques sont inséparables de moments historiques de rupture mais aussi d’émergence.
Le second sens de l’essai indique donc une exploration, l’invention d’une hypothèse, le premier état d’une recherche qui pourra se reprendre. Ces aspects sont essentiels pour la compréhension d’un enseignement qui est une initiation à des questions qui orienteront les études ultérieures et se retrouveront tout au long de la vie professionnelle et civique.
Ainsi quand le même Montaigne se réfère à la controverse astronomique et déclare : « Nicetas de Syracuse s’avisa de maintenir que c’était la terre qui se mouvait par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son essieu ; et, de notre temps, Copernic a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert très méthodiquement », il aborde une « révolution copernicienne » qui reste encore indécise mais il en mesure déjà les effets. Ceci est emblématique des caractères de objets à étudier, objets complexes qui indiquent des sortes de lignes de failles et des bouleversements majeurs. Leur exploration suppose le détour des arts, de la littérature et de bonnes connaissances scientifiques et historiques.

 Une interrogation éthique liée aux dimensions propres à la culture humaniste

Dans une étude récente qui porte sur La spiritualité, Jean Baechler distingue une spiritualité théiste guidée par l’amour, une spiritualité atmaniste qui vise la délivrance, une spiritualité séculière enfin qui est orientée vers « la perfection de l’humain ». Elle est au cœur des Humanités. Qu’elles soient séculières ou religieuses, en effet, elles se sont toujours efforcées de la cerner et de proposer les moyens de la produire. Cette finalité introduit des dimensions absentes des autres formes de savoirs, à savoir, l’individualité des sujets et leur intériorité ; la contingence des circonstances ; la place des émotions ; la relativité des mœurs et enfin celle des liens sociaux.
Ce sont les dimensions de l’éthique qui dessinent, pour cet enseignement, les trois plans d’un idéal régulateur :
Plan de l’analyse et des connaissances toujours partielles mais précises.
Plan de l’expression des émotions et de l’appréhension de la diversité humaine : diversité des mœurs et des appartenances, diversité des situations et des êtres.
Plan du caractère et de l’exercice des vertus morales et intellectuelles.
Ceci, au-delà de son appartenance à la rhétorique renvoie à un dernier sens de l’essai. Celui-ci est exercice, épreuve, vertu comme habitude et comme pratique, engagement.

 Lire l’essai pour le définir

Le B.O. spécial n°2 du 13 février 2020 présente l’essai comme “une réponse étayée à une question soulevée par le texte”. La lecture d’extraits d’essais littéraires et/ou philosophiques, d’époques et de formes variées, a permis de réfléchir à la possibilité d’une définition unifiée du genre, sans l’enfermer à priori dans un carcan formel.

Corpus (en annexe) :
  • Montaigne, Essais, I, 22 (1580-95)
  • Nietzsche, Humain, trop humain, I, 50 (1878)
  • Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946)
  • Jean-Pierre Siméon, La poésie sauvera le monde (2015)
  • Claire Marin, Rupture(s) (2019)
  • Alice Zeniter, Toute une moitié du monde (2022)

Les éléments de définition qui émergent de cette lecture liminaire rendent compte de la liberté propre à ce genre, et des difficultés qu’elle suppose pour son enseignement et son évaluation :

  • L’essai est défini comme une « pensée en acte, qui cherche à se ressaisir en écrivant », un cheminement intellectuel qui peut procéder par rebonds et par détours, par retouches correctives, un va-et-vient entre une réflexion personnelle et les exemples lus ;
  • Il se caractérise par un net engagement de l’auteur, une « prise de position personnelle » qui suppose une capacité à se questionner soi-même et à dialoguer avec les textes et œuvres lus ;
  • L’essai est perçu comme un écrit « pressé », rédigé dans une forme d’urgence, sans nécessairement prendre le temps d’examiner explicitement les opinions opposées, il est une « expérience de pensée » qui « vise la suffisance » par rapport à la question posée ;
  • Il se nourrit d’une grande diversité d’exemples et de références, naviguant du personnel à l’universel, de l’allusion à l’exemple argumentatif ;
  • Il manifeste enfin une grande souplesse dans la forme et le ton, et tend vers une écriture, un style qui incarnent la subjectivité de l’auteur et la singularité de sa pensée.
    Autant d’éléments de définition qui permettent par l’expérience de lecture de reconsidérer l’essai dans ses possibles, et de le distinguer d’autres genres scolaires écrits, en particulier la dissertation. Autant de paramètres néanmoins qui interrogent la situation d’enseignement-apprentissage.

L’examen d’une sélection de quatre copies de candidats de la session 2022, unanimement identifiées comme étant de niveau satisfaisant à très satisfaisant, a permis de formuler les éléments d’analyse suivants :

  • Une difficulté sensible à s’émanciper d’une forme scolaire, et notamment une tendance forte à tomber dans le "piège" d’une approche dialectique et dissertative, ce que l’on voit notamment dans des introductions trop souvent programmatiques ; ce constat amène inévitablement à s’interroger sur la manière dont les élèves et les candidats doivent aborder la préparation au brouillon compte tenu du temps imparti ;
  • Des références riches et variées, mais qui ne témoignent que rarement d’une réelle appropriation ;
  • Des tentatives, encore timides, de pensée en première personne.

Comment amener les élèves à appréhender, à s’approprier l’espace de liberté ouvert par cette forme libre ? Comment les former à cette posture intellectuelle spécifique, à ce processus de la pensée à l’écriture, et réciproquement ?

 Mise en perspective didactique & propositions pédagogiques

L’essai, ce « quatrième genre » hors-cadre, peu présent dans le curriculum scolaire, interroge les pratiques d’enseignement et d’évaluation par son hybridité et sa liberté. Entre discours savant et expression d’une pensée subjective, écrit littéraire et raisonnement philosophique, lieu de l’incomplétude ou de l’épuisement des possibles, l’essai apparaît comme une zone exploratoire [2].
Celle-ci suppose un déplacement dans la posture de l’auteur d’essai, qui doit s’autoriser à penser en “je”, à engager une problématisation sans qu’elle soit définitive, à accepter que l’écrit épouse le caractère mouvant d’une réflexion en mouvement. Elle suppose également un déplacement dans la posture du lecteur d’essai, qui doit accepter que ses attentes soient déstabilisées par une proposition personnelle, qui se déplie progressivement. Elle invite alors à explorer différentes modalités d’apprentissage en classe, pour développer les compétences des élèves vers les attendus de l’exercice.

Eduscol – Attendus des épreuves. Eléments d’évaluations
« L’essai » est un exercice d’argumentation ordonnée à la fois plus bref et plus libre que la dissertation. L’important est qu’il rende compte d’une pensée personnelle, progressive et ordonnée, appuyée sur des références et des exemples précis. Quelle qu’en soit la forme, elle permet aux candidats de développer leur réponse à la question posée sans se perdre en conjectures sur le sens de cette dernière. Cette pensée en première personne leur permet également de développer une réflexion adossée à ce que disent les œuvres et les textes et à ce qu’ils permettent de comprendre des réalités du monde. Le propos progresse librement, mais avec ordre, selon les contraintes logiques identifiées par son auteur.

 Comment enrichir progressivement la réflexion par ses lectures ?

  • Donner à lire des essais de formes variées, pour ouvrir à la souplesse de la forme (cf. propositions en annexe)
  • Pratiquer des lectures longues, notamment d’essais contemporains, afin de sensibiliser au développement d’une pensée riche et personnelle
  • Etudier une œuvre intégrale commune, pour croiser le regard littéraire et philosophique
  • Ménager des moments de restitution orale des lectures cursives proposées aux élèves
  • Favoriser l’usage d’un carnet de lecture ou de culture, pour garder une trace personnelle des œuvres lues
  • Faire élaborer en fin de séquence une cartographie des textes et œuvres lus par rapport au thème étudié (qui peut être enrichie de mots-clés, de citations, etc.)
  • Traiter collectivement d’un sujet d’essai au fil du chapitre : s’appuyer sur chaque œuvre/extrait lu(e) pour enrichir et nuancer la réponse
  • Faire produire des écrits réflexifs brefs au début et à la fin d’un chapitre afin de faire percevoir l’évolution du point de vue
  • Amener les élèves à se constituer leur répertoire de textes sur un thème

 Comment favoriser l’engagement personnel dans la réflexion, dans l’écriture ?

  • Pratiquer au quotidien un questionnement qui incite à la prise de position (oral)
  • Planifier régulièrement des échanges entre pairs (débats mouvants, groupes puzzle, cercle d’auteurs pour l’écriture d’un essai “négocié”)
  • Instituer des prises de parole rituelles (début ou fin de séance)
  • Travailler spécifiquement la présence du locuteur dans les écrits
  • Proposer des écrits en deux temps : un premier jet très libre, sans contrainte, puis une réécriture à partir de conseils et recommandations explicites à partir du travail mené en classe
  • Faire mener aux élèves une revue de presse/de manuel/d’art par rapport à une question étudiée en classe
  • S’appuyer sur la préparation du Grand Oral pour traiter des questions formulées par les élèves
  • Faire écrire pour être lu (par les autres élèves, la communauté éducative, un public plus vaste), pas seulement pour être évalué par l’enseignant

 Quelles pratiques orales pour faire progresser les élèves dans l’écriture de l’essai ?

  • Proposer aux élèves, en groupe, de créer des sujets d’essai à partir des textes étudiés, pour réfléchir à leur pertinence, les justifier
  • Exploiter en classe la dimension dialogique de l’essai : dialogue avec soi-même, avec autrui, avec les auteurs convoqués pour faire progresser la pensée
  • Ménager des temps d’activité qui amènent les élèves à prendre position à l’oral sur une question, sur une œuvre philosophique, littéraire ou artistique, prolongés par un retour réflexif
  • Faire enregistrer aux élèves des capsules audios
  • Brouillon oral à remettre à l’enseignant ou à déposer sur l’ENT : pour les conseiller à un état provisoire de la réflexion, les amener à retravailler en s’écoutant eux-mêmes, les confronter aux démarches de pensée de leurs camarades
  • Enregistrement synthétique (1 minute) et personnel pour exposer ce qu’ils ont fait et appris chaque semaine
  • Pratiquer le « gueuloir » : (faire) lire à voix haute les essais écrits par les élèves, pour faire entendre à la fois le cheminement de la pensée, les incohérences, les manques, etc.
  • En rituel de début de séance, inviter un élève à raconter ce qui s’est passé, ce qu’il a appris lors du dernier cours de l’autre discipline

 Quelle progressivité des écrits de la 1ère à la Tale ?

  • Augmenter progressivement la longueur et la durée de l’exercice, ainsi que le niveau d’exigence
  • Instaurer dès la 1ère des rituels d’écriture réguliers en classe, de 15 à 20 min, pour exercer les élèves
  • Diversifier les modalités de travail et d’écriture en classe (classe, groupe, individuel)
  • Utiliser des détours : exemple de l’écriture fictionnelle
  • Analyser les écrits de travail/préparatoires
  • Travailler explicitement l’épaississement de l’exploitation des références
  • Travailler collectivement sur des extraits de productions d’élèves
  • Travailler les virtualités du brouillon
  • Pratiquer les écrits réflexifs
  • Ménager des espace-temps de remédiation, d’enrichissement, de réélaboration des écrits
  • Demander aux élèves l’utilisation d’un carnet d’essais personnels, communs à la 1ère et à la Tale, pour conserver une trace des écrits (et des états de la réflexion qu’ils matérialisent), des progrès
  • Organiser régulièrement si possible, ou au moins à la fin de chaque semestre, une épreuve en temps limité articulant les deux exercices

 Bibliographie

ADORNO Theodor Wiesengrund [1958], "L’essai comme forme", in Notes sur la littérature, Flammarion, 1984.
BARTHES Roland, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Seuil, 1984.
GLAUDES Pierre, LOUETTE Jean-François, L’Essai, Paris, Hachette, 1999.
Ouvrage collectif, L’Essai : Métamorphoses d’un genre, textes réunis et présentés par Pierre GLAUDES, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002.
MACÉ Marielle, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, collection L’Extrême Contemporain, 2006.
Ouvrage collectif sous la direction de Patrick NÉE, Le quatrième genre : l’essai, collection Interférences, Presses Universitaires de Rennes, 2018.
STAROBINSKI Jean (1985), "Peut-on définir l’’Essai’ ?", in Pour un temps/Jean Starobinski, Paris, Centre Georges Pompidou, 1985.

Notes

[1Ainsi l’Essayeur de Galilée ou l’Essai sur l’entendement humain de Locke ou l’Essai sur les données immédiates de Bergson ne sont pas des « essais » au sens d’une forme mais, en ce premier sens, ils proposent des hypothèses et une méthode de vérification (par l’expérience ou par la méthode de l’intuition pour les deux derniers).

[2Marielle Macé, Le Temps de l’essai : « Dans ces textes à intensité variable, qui n’ont ni la patience du discours axiomatique, ni l’élan du récit, ni l’évènementialité du poème, une prosodie singulière fait entendre le désordre polyphonique de la culture. La vitesse de l’essai tient à ses lacunes, à ses latences ou à ses promesses : la remise à plus tard d’un développement, la multiplication des amorces, la hardiesse du propos, la condensation des formules, l’affirmation ou l’errance. Bifurcations, changements de potentiel, montage mobile de savoirs, ce sont autant de façons de prendre ses distances par rapport à la conduite du discours sérieux. Discours sur, l’essai s’élabore à partir de fragments culturels prélevés, réorganisés, remis en mouvement, ou de concrétions dissociées, grimaçantes, poussées à la limite ; et son écriture engendre à son tour des objets de recours ou de comparaison, passés au tamis d’une expérience et offerts à l’avenir des lectures et des réappropriations. »