Images poétiques et cinématographiques pour révéler sa lecture des " Fleurs du Mal" - Lettres - Académie de Normandie

Images poétiques et cinématographiques pour révéler sa lecture des " Fleurs du Mal"

Comment lire aujourd’hui, en classe de première, cette oeuvre majeure de notre patrimoine littéraire et culturel ?
Comment inviter les lycéens à s’emparer personnellement du recueil afin d’être en mesure de développer un avis de lecteur éclairé et sensible, prenant appui sur une lecture d’ampleur de l’oeuvre ?
Tels sont les enjeux à l’origine du projet mené, visant à créer un dialogue inédit entre l’oeuvre de BAUDELAIRE et celle de FONDANE, mêlant écriture poétique et cinématographique.

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Le recueil poétique de Charles BAUDELAIRE Les Fleurs du Mal est inscrit au programme limitatif des classes de première des voies générale et technologique pour cette session et jusqu’en 2023.
Oeuvre majeure de notre patrimoine littéraire, elle est aussi à bien des égards complexe. Comment permettre alors à des élèves, jeunes encore, de se saisir de ce recueil, au delà de la seule lecture d’un corpus de poèmes ? Comment les conduire à une appropriation de l’oeuvre dans son ensemble afin d’en apprécier la singularité poétique mais aussi de comprendre le projet de l’auteur ? Comment, plus largement, amener les lycéens à mettre à distance leur lecture afin d’en rendre compte de manière tout à la fois sensible et critique ?
Tels sont là les enjeux de toute lecture d’oeuvre intégrale, éclairés ici par la démarche pédagogique mise en oeuvre par Nicolas GENEIX, enseignant au lycée Pierre-CORNEILLE à Rouen, au service de la lecture du recueil des Fleurs du Mal.
Son projet : traduire les images poétiques en images cinématographiques et créer un dialogue sensible et artistique entre l’oeuvre de Charles BAUDELAIRE et les ciné-poèmes de Benjamin FONDANE.

 Présentation de l’action

 Établissement et classe
Lycée Pierre-Corneille à Rouen, une classe de Première générale, 31 élèves, issus de 10 classes distinctes de Seconde.

 Constat initial
Les lycéens de première ont tous vécu très différemment les épisodes de confinement d’une part, l’hybridation des cours d’autre. Leur vécu scolaire est ainsi singulier, les connaissances littéraires et culturelles acquises de même - leur assise peut être plus ou moins solide et riche, les compétences développées également.
Indépendamment de ce contexte, qui agit néanmoins comme un noeud de complexité supplémentaire, il y a la difficulté partagée par un grand nombre d’élèves de "s’approprier" les oeuvres du programme, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une oeuvre poétique. "En quoi y a -t-il poésie ?" En quoi croise-t-on "la boue et l’or" ? Ce sont des questions passionnantes mais qui peuvent être difficiles à traiter, d’autant qu’elles convoquent tout à la fois la capacité à se laisser émouvoir, à élaborer un jugement esthétique mais aussi à concevoir une pensée et donc à abstraire. Ne faudrait-il pas alors "toucher du doigt" la poésie pour être en mesure de s’en saisir, de l’apprécier et d’en discuter ?
L’hypothèse de travail est donc la suivante : la création d’images, illustrant ou plutôt incarnant des mots, des phrases permettrait-elle aux élèves d’apprendre à "habiter" le monde poétique, à en saisir l’essence, en tant que lecteur-recréateur ?

 Lien avec le programme
Le travail proposé entre dans le cadre de l’étude de l’oeuvre au programme des classes de première : Les Fleurs du Mal de Charles BAUDELAIRE.
Il s’agit de la dernière séance du parcours, visant à dresser un bilan de l’étude menée en faisant dialoguer la lecture intégrale de l’oeuvre avec la lecture cursive du recueil de Benjamin FONDANE, Paupières mûres- 1928, autrement appelée ciné-poème et scénario infilmable, accessible en annexe.
La séance vise également à développer les connaissances et les compétences tant littéraires qu’orales au service des épreuves écrites et orales des E.A.F.
On retrouvera en annexe le projet de séquence afin d’en apprécier la progression.

 Objectifs didactiques et pédagogiques
Comme évoqué ci-dessus, la séance vise à développer une démarche d’appropriation du recueil de Charles BAUDELAIRE en développant un dialogue avec l’oeuvre de Benjamin FONDANE qui, sous de nombreux aspects, développe une esthétique proche.
D’un point de vue pédagogique, il s’agit de permettre aux élèves d’engager un parcours personnel de création, faisant résonner mots et images afin d’en saisir la singularité esthétique, le pouvoir d’émerveillement et la dimension sensible.
Il s’agit de mener une expérience esthétique au service de la compréhension de l’écriture poétique de BAUDELAIRE.

 Connaissances mobilisées et développées

Comprendre et apprécier une oeuvre littéraire résistante : re-lire l’oeuvre, autrement dit voir en image des mots et ce qu’ils sont capables de susciter, ce qui semble ici d’autant plus opératoire que les questions de « mode » et « modernité » se trouvent fortement posées, incarnées.
Former le sens esthétique : s’assurer de la maîtrise des outils qui aident à l’approche des textes, mais ne la résume pas – dans l’idéal, sentir en cette dernière partie de l’année ce que peut l’intuition, la mémoire culturelle, la comparaison, les rapprochements parfois inattendus, et, in fine, une dimension créative de la lecture-vision.
Approfondir et exercer le jugement et l’esprit critique : les élèves sont amenés à prendre la parole pour rendre compte de l’expérience que la lecture créative et re-créative du recueil de FONDANE comme de celui de BAUDELAIRE a pu provoquer.
Il s’agira également de conforter les différentes méthodes travaillées depuis le début de l’année, dans le cadre de la préparation des épreuves anticipées de français.
S’inscrire dans un projet personnel et collectif : découvrir, réagir et porter un jugement esthétique et critique sur une oeuvre nouvelle, fruit du montage du travail de chacun.
Connaissances lexicales et linguistiques : développer les ressources de la langue -langue poétique et vocabulaire d’analyse - au service du développement de sa pensée.
Les questions de grammaire sont à cet égard importantes : si la tension entre la syntaxe et le sémantisme est à son comble, c’est en effet bien en territoire poétique. Inégalement ou diversement, nous « voyons » en lisant : la poésie, et singulièrement celle de Baudelaire, joue largement de ce pouvoir aussi évident que déconcertant. Or, tandis que le mot et l’image se « rencontrent », la problématique officielle, le fil directeur proposé tendent justement à poser cette question, au-delà même de l’enjeu qui ferait d’une certaine laideur une potentielle beauté. Et métaphoriquement, au diapason de l’écriture baudelairienne : boue, or... alchimie(s). Sans oublier que l’étymologie de « poésie » convoque bien un travail manuel, matériel, plastique.

 Durée, organisation
La séance de déroule sur deux heures.
Un travail préparatoire est demandé aux élèves : à un, deux ou trois, les lycéens ont envoyé une ou deux images - une photographie, un montage photographique, un plan cinématographique- pouvant illustrer, ou, mieux, incarner, tel « plan » par eux choisis dans le recueil de Benjamin FONDANE.

 Description de la séance

 Etape 1 : Première expérience sensible et esthétique
L’ensemble des images créées par les élèves sont projetées, en écho aux plans proposés par FONDANE, dans l’ordre du recueil.

Deux notions sont convoquées en ce début de séance : illustration et incarnation.

Notons que ce sont bien les choix opérés par les élèves qui se révèlent ici. Par définition imprévisible, on peut souligner qu’il n’y a quasi aucune redondance : un seul cas d’image choisie par deux groupes d’élèves.
Les assemblages réalisés constituent en outre une production aléatoire correspondant assez bien à la créativité parfois déstabilisante de l’auteur et aux libres associations suscitées par le parcours du texte.

Les notes d’intention, jointes à cet article, envoyées par plusieurs élèves en accompagnement de leur image en amont de la séance soutiennent les prises de parole et un premier mouvement d’auto-analyse : qu’ai-je voulu illustrer ?/ dire/ signifier ?.

Notes-intentions-Eleves-FONDANE

Cette première expérience vise à libérer la parole, tout autant que l’écriture, à apprendre aux élèves à oser s’exprimer pour dire ce qu’ils ont voulu faire mais aussi ce que FONDANE, indirectement, les a conduits à faire. Il s’agit finalement de faire l’expérience de la rencontre avec une oeuvre.

 Etape 2 : Seconde expérience sensible et esthétique : Que se produit-il lorsque des images se rencontrent ?
Aux élèves à présent de noter leurs impressions face à leur production personnelle et son inscription dans un montage collectif. Volontairement, les images ont été montées en respectant l’ordre du texte, mais sans la médiation de ce dernier.

Que produit le dialogue entre les images ? le « montage » des images ? Que se passe-t-il lorsque des images nouvelles naissent à partir des premières images créées ?
Le débat est engagé. Les termes de Fluidité et de Vibration sont convoqués. Les élèves identifient l’absence de ponctuation au service d’une syntaxe particulière, à la manière de l’archi-phrase observée plus tôt dans la séquence, en parcourant les calligrammes de Guillaumes APOLLINAIRE. On observe la démarche du « Coup de dés », des séquences syntaxiques hors normes comme autant de montages de mots suscitant bien des images, tout en se mesurant à ce que les idéogrammes extrême-orientaux peuvent obtenir en eux-mêmes, tandis qu’en occident il faut « jouer » avec les signes alphabétiques.
Des motifs sont identifiés, des effets-miroirs, des « logiques d’enchaînement » inédites, non prévues mais révélées par l’enchainement lui-même et l’acte de lecture.
Le recours à l’oeuvre surréaliste d’André BRETON éclaire la réflexion, on reprend la notion d’ « étincelles entre les images ». On reprend aussi la notion clé du « collage » : le collage entre les images et dans les images crée un renversement de perspective : ce n’est plus nous qui regardons les images mais les images qui nous regardent.

 Etape 3 : Bilan intermédiaire : Que retenir de cette double expérience esthétique ?
Les élèves sont en mesure de comprendre que tout lecteur devient un producteur d’images (tout en gardant en tête et en comprenant que certains lecteurs restent face à un "écran noir").
Ils se saisissent du propre de la poésie au travers de laquelle le lecteur est un électeur d’images. Les élèves aiguisent ainsi progressivement leur compréhension sensible du texte poétique, grâce au travail de l’image et du montage d’images, de la notion d’alchimie poétique.

 Etape 4 : Approfondissement et élargissement : Lire et relire BAUDELAIRE
Il s’agit désormais de préciser la lecture menée conjointement des oeuvres de BAUDELAIRE et de FONDANE : quels liens peut-on tisser entre l’imaginaire des deux poètes ?
Que nous apprennent-ils de l’écriture de BAUDELAIRE, de son art poétique ?
La relecture engagée ici permet de souligner des thèmes transversaux récurrents, des passages « mémorables » et mobilisables à l’écrit comme à l’oral, des « faits de style » également permettant de continuer à envisager le commentaire d’un texte poétique et constituant aussi une initiation à la dissertation.

On identifie ainsi :
  Le tissu urbain : le décor urbain comme substrat. Des exemples extraits des ciné-poème de FONDANE sont proposés et mis en échos avec des extraits mémorisés des poèmes lus de BAUDELAIRE.
  Le rôle des objets du quotidien, comme matériau poétique
  La mort, davantage présente chez BAUDELAIRE cependant alors que la vie semble plus acceptée chez FONDANE. Les oeuvres dégagent une énergie différente.
  Le rapport à la foule/ à l’individu/ au poète lui-même : on souligne le rejet de la foule chez BAUDELAIRE, l’opposition marquée entre l’individu et la foule. Au contraire, on souligne combien les individus ne cessent de se croiser dans l’oeuvre de FONDANE, combien l’existence collective est présente. On reprend alors pour clore, l’analyse une citation déjà convoquée dans la séquence de LAUTREAMONT « L’art doit être fait par tous. Non par un. » jetant un éclairage nouveau tant sur l’oeuvre de FONDANE, par résonance que sur l’oeuvre de BAUDELAIRE, par contraste : l’oeuvre d’un solitaire.

Etape 6 : Synthèse du parcours
Cette dernière séance in fine a permis de relier l’ensemble des textes et des oeuvres du parcours, en en mettant au jour les résonances signifiantes.

 Entretien

Nicolas GENEIX revient sur la mise en œuvre de ce projet au cours d’un échange avec Blandine BIHOREL, IAN Lettres et Carole GUERIN-CALLEBOUT, IA-IPR de Lettres.

 Vous avez choisi l’oeuvre de Benjamin FONDANE afin de créer des résonances avec le recueil poétique de Charles BAUDELAIRE. Pouvez-vous revenir sur les raisons de ce choix ? La lecture a-t-elle été ardue pour les élèves ?
L’oeuvre de FONDANE exige en effet une préparation. Aussi courte qu’elle puisse paraître, elle est très exigeante et la lire suppose une attention constante et particulièrement fine à chaque scénario poétique inachevée. Sa brièveté relative, si l’on compte le nombre de pages, ne doit pas ainsi faire oublier la résistance de l’oeuvre.
Si Benjamin FONDANE peut faire figure de « poète rare », le texte retenu en lecture cursive est libre de droits, accessible en ligne. D’autre part, sans se réduire à une étiquette (typiquement, « surréaliste »), il permet d’évoquer un courant qui n’a pas oublié les expériences alchimiques de BAUDELAIRE ni des Symbolistes. Enfin, il invite à interroger la position d’un poète face à une modernité qui lui interdit d’ignorer ce qu’il y a de poésie dans d’autres arts, concurrents et/ou compagnons, en l’occurrence le cinématographe, objet de pratique culturel encore peu identifié, a fortiori reconnu. C’est, pour le dire vite, dans la boue technique ou foraine, que l’on va voir des « films », images animées à déchiffrer, car elles sont beaucoup moins réalistes qu’on ne pourrait le supposer. Du reste, ils sont nombreux les intellectuels et les créateurs à s’emparer de ce medium pour ne pas s’en tenir à des scènes de genre, du théâtre enregistré, des effets humoristiques... Rien n’est à mépriser, tout semble pouvoir en revanche être reconfiguré dans des dispositifs qui se / nous libèrent des strictes narrations ou d’un nouveau « universel reportage ».

On pourra partager ici, ce que dit FONDANE du cinéma, dans un article publié en espagnol à Buenos Aires par la revue Sur (n°1, été 1931) sous le titre "El Cinema en el attolladero". L’extrait présenté a été traduit par l’auteur lui-même dans le manuscrit de l’article, in Ecrits pour le cinéma, p. 97 :

Le cinéma vint ; combien il nous semble enfantin et absurde ; puis ses héros (cow-boy, bandits ou policiers, qu’importe !) nous empoignèrent. Ces histoires étaient bêtes, bêtes à en pleurer ; il y avait si longtemps que nous n’osions nous rappeler d’avoir lu, au collège, ces fascicules policiers, ces romans feuilleton, ces cauchemars de quat’sous. Et tout cela nous revenait, mais, par quel miracle, pour quelle raison qui nous échappait, ces personnages, ces événements, paraissaient grandis, participaient d’une sorte d’éclat qui, toute honte bue, avait eu raison de nous. Pis ! Ce fut d’abord un vice qu’on pratiquait en cachette ; bientôt ce mouvement, endiablé, nous fit voir qu’il n’y avait là ni théâtre, ni procédé mécanique quelconque, mais bien un langage qui était né : l’angle de prise de vue, à lui seul, devint une science magique, qui marche, puis enjamba les marches, de Méliès à Eisenstein. Pour la première fois, un art employait le microscope : le gros plan ; le travelling était le verbe régulier de ce langage, et le panoramique, l’irrégulier ; l’ouverture et la fermeture en fondu (fade in fade out) donnaient la sensation du blanc, du temps ; le fondu enchaîné (dissolve into) liait les plans épars, imbriquait l’un dans l’autre de grands morceaux de temps, le temps enfin était créé ; la surimpression d’un coup de baguette le supprimait. Le ralenti, l’accéléré, des fenêtres ouvertes sur le mouvement. Le montage, c’était la syntaxe de ce langage nouveau ; à lui seul il mettait tout en branle, il donnait le mouvement, le rythme.

On le comprend, une mise en perspective esthétique est nécessaire afin d’accompagner les élèves dans leur compréhension de l’esthétique comme la créativité si singulière de l’avant-garde. Des extraits de films des années 1920 (René Clair, Hans Richter, Dimitri Kirsanoff) et d’inspiration surréaliste (Man Ray,Luis Bunuel) ont été présentés aux élèves, qui pourront eux-même prendre appui sur ces références pour défendre le choix de l’oeuvre. Plusieurs de ces artistes étaient en effet des proches de Fondane
Des éléments définitoires du Surréalisme permettant de « situer », pour partie du moins, ce « texte » singulier ont également été convoqués.
Des repères ont enfin été apportés pour soutenir la lecture des élèves et les accompagner dans une écriture en vers -très-libres.

 Pouvez-vous revenir sur le choix des textes retenus dans l’oeuvre d’une part, pour le parcours d’autre part ?
Le choix de trois textes (qui ont leurs « variantes » possibles) constituent tout d’abord autant de « manières de parcourir-lire" un recueil de poèmes plusieurs fois composé, mais qu’une certaine liberté (guidée) laissée à l’oeil lecteur permet d’abord d’observer sans grand ordre (méthodologique ou « professoral ») :
• « Spleen II » [LX, version de 1857) / LXXVI, version de 1861], ou les réseaux d’images permettant de filtrer les sens à partir d’un meuble de mots
• « Les Chats » [LVI, version de 1857 / LXVI, version de 1861], ou l’invitation au décodage des images amorcées nécessitant explicitation (d’autant que les sons participent largement de l’expérience)
• « Une gravure fantastique » [LXXI, version de 1861 : poème rajouté], hypotypose particulière d’une gravure de John Hamilton Mortimer, Death on a Pale Horse (1775). Manière de croiser le Baudelaire critique d’art, dont on peut faire lire peut-être quelques passages (illustrés), quelques sentences dessinant sa vision de l’art visuel.

La passion de Baudelaire pour la musique pourrait ici de facto sembler minorée, mais au fil des textes, voire de la recherche « en pdf » du son [or], par exemple, il s’agit bien de ne pas l’oublier, surtout chez un tel créateur de synesthésies.

Des textes d’accompagnement en dehors du recueil, éclairent en outre le corpus d’une plus ou moins sombre lumière. Ces textes peuvent varier selon les années.
D’une année à l’autre, ont été envisagés un passage des Chants de Maldoror pour un accomplissement des images poétiques menant à ce qu’elles pourront devenir plus tard encore, avec le Surréalisme. Evidemment, la boue et l’or continuent là de travailler ensemble. Un texte poétique de Poe traduit par Baudelaire, cas un peu rare puisque Mallarmé notamment a choisi ce versant tandis que son prédécesseur s’était consacré aux nouvelles en prose, poétiques et alchimiques cependant, a pu nourrir l’étude. « Le Palais hanté », traduit par les deux, peut illustrer une poésie du mal(heur) déjà, un document-preuve que la création se fait par l’imprégnation des images d’un maître sur ceux qui l’accompagnent, le suivent.
Ce ne sont que quelques possibilités, bien évidemment : tel « romantique frénétique », comme Nerval ou Philotéé O’Neddy, d’autres héritiers encore, comme Verlaine, ont largement affronté la boue pour en extraire des vers dorés.

 Quel est selon vous l’intérêt principal de cette action ?
Un des principaux obstacles à la lecture des oeuvres poétiques résident dans leur singularité.
Le condensé d’écriture que représente la recherche poétique peut dérouter voire apeurer les élèves. Elle peut surtout les éloigner de la poésie quand la lire exige au contraire une rencontre au plus près des mots, au plus près de la langue des auteurs.
L’intérêt principal, l’objectif visé à tout le moins, du projet réside dans la volonté de lever cet écueil en convoquant la création d’images d’une part, la réception d’un montage d’images de l’autre afin de comprendre au moyen d’une expérience sensible et esthétique le pouvoir poétique de l’écriture.
Plus finement, il s’agit de permettre aux élèves de se saisir par eux-mêmes de la singularité d’une oeuvre poétique, en travaillant eux-mêmes la plasticité de l’image.

 Quels conseils donneriez-vous à des collègues qui envisageraient d’expérimenter ce dispositif ? La technique peut-elle être un frein ?
Un certain nombre de lycéens manipulent aisément les outils leur permettant de réaliser et d’envoyer une image. La possibilité de surcroît offerte de mener le travail en binôme ou en trinôme permettait aux élèves les moins à l’aise de bénéficier de l’inventivité et du soutien immédiat de leurs camarades. Surtout, il ne s’agissait pas d’évaluer une aisance technique mais bien la singularité d’une interprétation, le choix pertinent d’un cadrage au service de la lecture de l’oeuvre de Fondane.
Du point de vue du professeur, l’expérience peut exiger quelque expertise, un peu de pratique audiovisuelle, quoique l’on puisse passer par l’élaboration d’un plus accessible diaporama. Le montage présenté a ainsi été réalisé grâce au logiciel DaVinci Resolve, (version gratuite), dont dispose le lycée au service des élèves de l’enseignement du Cinéma et de l’Audiovisuel et du BTS Audiovisuel. L’intérêt de ce type d’outil est de déterminer précisément la durée d’un plan, la vitesse de défilement, la luminosité et la colorimétrie d’une photo, quelle qu’elle soit.
On aurait certainement pu envisager que quelques volontaires s’en chargent, c’est vrai, mais il aurait fallu quelques heures en plus, et probablement hors les cours, pour ce faire, avec également d’autres objectifs d’apprentissage.

La technique ne saurait surtout être un frein.

Le travail peut ainsi se mener sous la forme d’un collage des fichiers-images des élèves, via le logiciel libre Windows Movie Maker par exemple. La restitution obtenue, -certes moins nette- permettrait de conduire l’expérience et de lui donner un relief inédit.
La résolution de chaque image élaborée par les élèves sera diverse : le montage « aplatit » en partie ces différences, mais jusque dans la plus médiocre qualité réside quelque chose qui peut évoquer le cinéma le plus ancien, voire... le plus expérimental. A ce titre, pouvoir de suggestion et degré d’expressivité l’emportent, au point de relativiser notre intolérance assez spontanée en 2022 pour ce qu’on peut prendre souvent vite pour un « défaut » de « qualité ». Et cette notion de qualité se transforme ainsi « alchimiquement » : il y a une certaine boue, et quelque or, là encore, au cœur de ce que l’on perçoit.

 Quel bilan tirez-vous du travail mené ? Avez-vous été surpris(e) des résultats obtenus ? en quel sens ?
La surprise est toujours là où l’on permet à autrui de proposer sa vision, sa réception d’un texte que l’on « voyait » différemment. Jeunes gens et jeunes lecteurs, les élèves ont plus d’une occasion, en lisant Baudelaire, Fondane (et alii), d’être bousculés par ses images. Leur perspective, leurs réponses, seront autant de manières d’éprouver ce que Walter Benjamin disait : le flâneur baudelairien, dont tout écrivain urbain hérite, situe l’ "expérience du choc" au cœur de son travail d’artiste ». Autrement dit, le travail des élèves contribuera aussi à stimuler notre regard et notre lecture par des « réactualisations » fortes, à tous les sens du terme. En revanche, que les productions proposées soient riches et « pensées » n’étonne pas : dans tous les établissements où j’ai pu travailler (à Grand-Quevilly, Evreux, Louviers), des élèves on ne peut plus divers et singuliers ont fait preuve d’un répondant intellectuel et esthétique à la hauteur des petits défis scolaires proposés. Les uns et les autres modernisent, rendent contemporaine encore et autrement, une poésie qui tendait justement à faire avec son temps. On leur a certes « forcé la main », mais on bénéficie d’un partage de regard de leur part.
L’expérience du choc peut à cet égard être pensée comme une expérience fondatrice et porteuse de sens pour apprécier un texte, une oeuvre qui résiste.

 Avec le recul, pensez-vous que des ajustements seraient souhaitables ?
Bien des approfondissements, poursuites d’analyse, prolongements seraient envisageables. Etait proposé aux élèves les plus volontaires et/ou soucieux de rationalisation interprétative de doter leur photographie d’une « note d’intention » ou d’un retour sur expérience. Le temps a manqué pour inciter les uns ou les autres de pouvoir poursuivre le travail en commentant des images qu’ils n’ont pas faites, ou qu’ils n’auraient sûrement pas réalisées ainsi.
Il serait d’autre part souhaitable de mettre ce travail de mots et d’images en nette perspective avec d’autres approches adoptées au moins dès la Seconde, manière de retrouver des rapports pouvant relever de l’illustration, de la représentation théâtrale, du commentaire pictural, de la critique esthétique...
Mais grâce au « ciné-poème » de Fondane, on peut aussi envisager d’interroger (de laisser interroger, hors l’école) notre émotion esthétique au cinéma, irréductible aux seuls enjeux et effets narratifs. Et cette poésie serait à trouver partout, dans un film « art et essai » proposé par « Lycéens au cinéma », comme dans un « chacun ses goûts » laissant filtrer l’or là où d’autres ne verront que de la boue.

ANNEXES

 l’oeuvre de Benjamin FONDANE, Paupières mûres - ciné-poème et scénario infilmable, 1928 :

recueil-paupieres-mures-FONDANE

Le texte est disponible en ligne, commenté dans une perspective universitaire : https://www.fabula.org/lht/2/cohen.html

[(Pour en connaître davantage sur l’oeuvre de l’auteur, on pourra se reporter à l’ouvrage Ecrits pour le cinéma- le muet et le parlant- réunissant un ensemble de textes de FONDANE, dont celui présenté ci-dessus ;
Ecrits pour le cinéma, Le muet et le parlant, Benjamin FONDANE, éditions Non lieu-Verdier/poche, 2007.

 Le projet de séquence dans son intégralité :

projet-sequence-poesie-baudelaire-alchimie-poetique